Lollove
Lollove - Daniela Spoto 2023, © CCIAA NU

IV. Amoureux de Lollove

Description

Lollove compte trois cent soixante-sept habitants, cinquante-six maisons et deux électeurs. On y arrive, depuis Nuoro, par une route mal en point, tantôt escarpée, tantôt raide, caillouteuse et abrupte, qui traverse des petites vallées, humides et sombres, et des collines arides et mornes. Votre guide vous montrera, pendant le voyage, des petits bouts de terre ou quelques fontaines, où des passants ont certainement été assassinés ; dans la clarté du ciel d’hiver, il vous sera possible d'admirer les faucons qui ont pris leur envol de sommets dépouillés et volent glorieusement, en flottant dans l'air jusqu'à frôler le soleil.

Le soleil fait palpiter les jeunes chênes et les chênes verts qui s'étalent parmi les rochers; il rend blanche l'eau du ruisseau qui descend et murmure, et ainsi emmène au loin les mélodies des travailleurs et des blanchisseuses.

Lollove, entouré de quelques chênes verts, d'amandiers attristés et de nombreuses agaves, ainsi que de pâles oliviers, apparaît en contrebas de la vallée, abandonné, comme un mort dans son cercueil. Lorsque je m'y rendit, [...], c'était le jour de l'Épiphanie.

Dans ce village il n'y avait aucune trace du passage des Rois Mages, ces beaux vieillards avec un sceptre en or. Partout où l'on va, un silence de sieste d'été, et juste une odeur de friture provenant d'une ferme dans laquelle on rendait les hommages de Noël à un invité à la grand chevelure, habillé en cuir, qui venait d'Orgosolo.

Cette page, que Sebastiano Satta remit à «La Nuova Sardegna» en janvier 1896, nous permet d'imaginer à quoi ressemblait Lollove à l'époque de Grazia Deledda. En réalité, cela ne demande pas un si grand effort: à Lollove, comme dans d'autres villages sardes (par exemple Rebeccu ou Gairo Vecchio), le temps s'est presque arrêté. Aujourd'hui les habitants du petit hameau à quinze kilomètres de Nuoro se comptent sur les doigts de trois mains. Si d'un côté il est évident que le village ne regorge plus de l'activité de ces quelques centaines d'âmes, en revanche le nombre des maisons n'a quasiment pas changé.

On retrouve les mêmes images évoquées par Satta dans un des plus célèbres – ainsi que parmi les plus réussis – romans de Deledda, La madre, paru en 1920. À sa fortune contribua également le film Proibito (Du sang dans le soleil, 1954) de Mario Monicelli, avec Mel Ferrer, Amedeo Nazzari et Lea Massari. Il s'agit, à vrai dire, d'une libre adaptation de La madre: l'intrigue à la fois intense et épurée est agrémentée par une histoire de bandits, parfaitement fonctionnelle à la nouvelle ambiance ‘western’ souhaitée par le réalisateur et par la production. Le film a été tourné dans des villages du nord de la Sardaigne (surtout Tissi, Codrongianos et Thiesi), tous assez éloignés de Lollove, que l'écrivaine, avec son habituelle imagination réaliste, avait nommé Aar. Ce nom, d'un certain exotisme d'inspiration biblique, permet à Lollove de rentrer dans la grande géographie littéraire de la Sardaigne, à l'instar par la suite de Villacidro de Giuseppe Dessì, que dans plusieurs de ses romans – dont le plus connu est Paese d’ombre – apparaît en tant que ‘Norbio’.

La balade dans Lollove est une promenade littéraire ‘libre’, sans étapes. Toutefois, on ne peut que partir d'un endroit situé dans le centre du bourg, malgré sa position surélevée par rapport à la plupart d'autres bâtiments: l'église de Santa Maria Maddalena (Sainte-Marie-Madeleine). Bâtie au XVIe siècle, peut-être à la place d'un édifice sacré préexistant, l'église est inspirée du style gothique tardif aragonais et est divisée en trois nefs. À l'arrière se dresse le clocher, doté d'une flèche, ce qui est un rare exemple de verticalité dans un bourg où tous les autres bâtiments possèdent un seul étage. Sur le côté nord, à droite de la façade, se trouve un portique aux arcades ogivales, l'unique élément plâtré. Aujourd'hui la façade est en blocs de granit à vue, et donne sur le bourg par le moyen d'une terrasse: si par contre on l'observe du rez-de-chaussée, l'église retrouve à nos yeux une certaine forme de majesté (tout à fait adaptée aux dimensions du bourg).

À l'intérieur se trouve une gravure murale datant de 1608, parfaitement lisible, commanditée par un curé qui venait de remplacer son prédécesseur, assassiné depuis peu. Le nouvel arrivé voulait naturellement gagner les faveurs de sa future communauté, et c'est donc pour cette raison qu'il fit écrire:

P.P. GASOLE / NATIONE BITTI MANO / NULLUM PETIT NULLUM VOLET / QUAM VIVAT SINE DANO

(P.P. Gasole, né dans le grand Bitti, ne demande ni ne veut autre chose que de vivre sans mal)

Même un des personnages de La madre de Grazia Deledda est un curé, nommé Paulo: tout comme l'autre précédemment cité, il est étranger dans ce petit bourg et il a remplacé un autre curé à la réputation douteuse. Avec le temps, il obtiendra la confiance des habitants d'Aar; néanmoins, à ses débuts il a peur d'être jugé par les autochtones, puisque son sens moral et la dignité impliquée par son rôle ne sont pas compatibles avec le désir puissant qu'il ressent. En effet Paulo a une liaison secrète avec une paroissienne de l'église, Agnese, originaire d'une noble famille locale. C'est une femme ravissante, encore jeune, qui vit pourtant toute seule dans sa grande maison. Il s'agit d'un schéma narratif très commun chez Deledda: l'idée du désir qui, pour d'innombrables raisons, est constamment refoulé. À l'angoisse de Paulo s'ajoute celle de sa mère, Maria Maddalena, qui sans surprise habite avec son fils dans le presbytère (c'était déjà le cas pour les protagonistes de La chiesa della solitudine) ; par ailleurs, dans le vrai Lollove qui a été source d'inspiration pour Deledda, l'église et la mère de Paulo partagent leurs noms (l'église s'appelant Sainte-Marie-Madeleine). Maria Maddalena passe donc son temps dans deux endroits, l'église et le presbytère, qu'elle a fini par craindre : elle estime sacrilège tout ce qui se passe et sa culpabilité s'exprime alors sous forme de visions terrifiantes, comme celle où elle imagine que l'esprit de l'ancien curé vient lui rendre visite:

Tant pis pour vos entrailles, si vous avez voulu venir habiter ici: tu aurais mieux fait de lui faire faire le métier de son père, à ton fils. Mais tu es une femme ambitieuse: tu as voulu revenir maîtresse là tu étais naguère servante. Maintenant tu vas être payée en retour.

Avec de si sombres prémisses, il est normal que le roman nous montre le bourg en plein nuit. De surcroît, chaque description des lieux est toujours accompagnée de l'inquiétant cri du vent. Dans cet extrait, tiré des toutes premières pages, nous retrouvons la mère qui, en cachette, suit son fils pendant une sortie de nuit assez suspecte. L’angoisse de Maria Maddalena est amplifiée par l'ambiance nocturne et silencieuse du village, que l'on reconnaît bien inspiré de Lollove:

Le vent l'assaillit avec violence, lui gonflant le fichu et les vêtements; il semblait vouloir la contraindre à rentrer: elle noua fortement le mouchoir sous son menton et avança, la tête basse, comme pour affronter l'obstacle: ainsi rasa-t-elle la façade du presbytère, le mur du potager et la façade de l'église: arrivée à l'angle de celle-ci, elle s'arrêta. Paulo avait tourné là et traversait maintenant, presque en volant, comme un grand oiseau noir, les basques de son manteau voltigeant, le pré qui s'étendait devant une maison ancienne, presque adossée au talus qui fermait l'horizon au-dessus du village.

La clarté tantôt bleue tantôt jaune de la lune, traversée par de grands nuages en mouvement, illuminait l'herbe du pré, la petite place en terrasse devant l'église, le presbytère et deux files de maisonnettes serpentant de chaque côté d'une rue en pente qui allait se perdre dans les maquis de la vallée. Et au milieu de celle-ci surgissait, comme une autre route grise et tortueuse, la rivière qui à son tour allait se confondre parmi les fleuves et les routes du paysage fantastique que les nuages, poussés par le vent, composaient et défaisaient, de temps en temps, sur l'horizon au débouché de la vallée.

Déjà dans le village on ne voyait plus aucune lumière, ni un filet de fumée. Elles dormaient, les pauvres masures accrochées comme deux rangs de moutons en haut de la pente herbeuse, à l'ombre de la petite église qui, avec son frêle clocher à son tour protégé par le talus, ressemblait au berger appuyé sur sa houlette.

Les aulnes, en file devant le parapet de la place de l'église, se débattaient furieux sous le vent, noirs et ravagés comme des monstres; à leur bruissement répondait la plainte des peupliers et des cannaies dans la vallée. Et l'angoisse de la mère suivant son fils se confondait avec toute cette douleur nocturne, le halètement du vent, le naufrage de la lune parmi les nuages.

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