I. Le jour du jugement
Description
Nuoro est situé à l'endroit où le Monte Ortobene (ou, plus simplement, sa Montagne) forme une sorte d'isthme, avant de se transformer en haut plateau: d'un côté, le vallon atroce de Marreri, marqué par le pas des voleurs; de l'autre, la douce (dans la mesure où il puisse y avoir quoi que ce soit de doux en Sardaigne), vallée d'Isporòsile, qui finit par devenir une plaine et s'étendre jusqu'à Galtelli et à la mer, sous la grande égide des montagnes d'Oliena. Protégé par la colline de Sant'Onofrio – et Dieu seul sait qui pouvait bien être ce saint, vu qu'il n'a laissé aucune trace de son existence, pas le moindre pauvre prénom – Nuoro s'amorce à la petite église de la Solitude, surgie sur l'isthme mentionné auparavant, descend tout gentiment vers le Pont de Fer, et l'on dirait qu'il va s'y achever, mais pas du tout, la ville recommence après une courte grimpée et va se terminer pour de vrai un peu avant le Carrefour, nœud d'où partent les routes effrayantes vers l'intérieur.
Partons à la découverte de Nuoro à l'aide du roman Le jour du jugement de Salvatore Satta. Profitons de l'extrait que l'on vient tout juste de lire: une description physique et géographique, dont la finesse est sans doute issue de Manzoni, un auteur que Satta aimait beaucoup. Ce même chapitre, le deuxième, commence par ce célèbre adage :
Nuoro n'était qu'un nid de corbeaux, pourtant, comme les Gaules, mieux encore même, était partagé en trois secteurs.
L'incipit de ce chapitre, ainsi que d'autres signaux se trouvant dans le précédent extrait, suffisent à nous faire comprendre quel genre de livre nous sommes en train de lire. C'est un roman qui cherche à faire le point, et pour cela, il doit faire appel à la mémoire; il s'agit, par conséquent, d'un texte où le narrateur essaie de donner une voix aux personnes ayant vécu auparavant, conscient à la fois de leur souhait de ne pas être dérangées, et de leur droit à la commémoration. Mais qui sont ces habitants de Nuoro que nous montre Satta?
Là était bien le grand problème de Nuoro. Il y avait des prêtres, il y avait des avocats, médecins, marchands et d'autres professionnels, il y avait des pauvres travailleurs manuels, le cordonnier et le maçon – le maître des chaussures et le maître du mur – il y avait les fainéants, les pauvres et les riches, les sages et les fous, ceux qui assumaient leur existence et ceux qui n'en faisaient rien, mais le problème de tout le monde était celui de vivre, de participer par son être même à la fresque lugubre et extraordinaire d'un village qui n'a vraiment aucune raison d'être.
Étapes
Prenons un moment pour retracer les étapes de la vie de Salvatore Satta. Né à Nuoro en 1902, il y reste jusqu'au collège, pour ensuite déménager à Sassari, où il passe son baccalauréat au lycée Azuni. Ses études de droit, effectuées entre Pavie et Pise, marquent le début de sa vie universitaire: sa carrière l'amène ensuite à Camerino, à Macerata, à Padoue, à Gênes et finalement à Trieste et à Rome (Université la Sapienza), où il est professeur de Droit spécialiste de la procédure civile. C'est à Rome qu'il s'installe définitivement, en prenant la place de son grand ami Antonio Segni, qui vient d'être élu Président de la République. En 1926 il tombe malade de tuberculose et pendant deux ans il est contraint de faire des cures dans un sanatorium. Cette expérience lui inspire le roman La véranda, paru à titre posthume en 1981, en partie grâce au succès de Le jour du jugement. Un autre texte, paru en 1948, De profundis, est fondamental pour saisir sa poétique, imprégnée de pessimisme mélancolique. Entre-temps, à Padoue, il rencontre en 1936 Laura Boschian, assistante de Littérature Russe à l’Université: le couple se marie en 1939. Deux livres intéressants explorent le rapport entre les deux conjoints, qui dure jusqu'à la mort de Satta (1975): celui écrit par Boschian elle-même (La mia vita con Salvatore Satta) et le recueil de lettres que son époux lui avait envoyées (Mia indissolubile compagna. Lettere a Laura Boschian 1938-1971).
La maison natale de l'écrivain est située dans la via Angioy au numéro 1, à peu de distance de la via Majore (c'est la rue qui mène à la Piazza Satta), et s'étend entre la via Angioy et la via Sebastiano Satta. La maison, aujourd'hui de propriété du diocèse de Nuoro, abrite l’Istituto “Filippo Satta Galfré”, nommé d'après le frère aîné de Salvatore Satta (c'est le 'Ludovico' du livre Le jour du jugement): c'est lui qui, en 1963, la donna au Séminaire diocésain de Nuoro. Dans son testament, il exprima la volonté de destiner la maison à l'accueil des femmes défavorisées résidant dans le département. Cela se produisit véritablement à partir de 2009, grâce à la constitution d'une communauté hébergeant des femmes affectées par des problèmes de santé mentale.
En face de l'entrée se trouve un immeuble appartenant, selon le roman, à l’ingénieur Mannu: c'est encore lui – si l'on croît à ce qui il est dit dans Le jour du jugement– qui est à la tête d'un autre projet, celui de l'immeuble bâti par le père de l'écrivain, le notaire Salvatore Satta Carroni (renommé 'Sebastiano Sanna Carboni' dans son livre):
La vérité est que la demeure d'un notaire ne saurait nullement être celle d'un rustaud de Seuna, avec sa corte, le patio rustique, la pile de bois, le lóriche ou appentis pour les jougs et tout au fond, la cuisine avec la pierre du foyer au beau milieu de la pièce; cette maison-là s'est bâtie de siècle en siècle, ainsi que le fait l'oiseau pour son nid. Don Sebastiano, c'est un ingénieur qu'il lui faut, et l'ingénieur, il le trouve dans la maison juste en face, la demeure seigneuriale qui est peut-être la plus ancienne de Nuoro, close comme une citadelle, pleine de femmes et de déments, les fenêtres constamment fermées, les portes ne s'ouvrant qu'après un échange de signaux. Don Gabriele Mannu, de même que tous les Mannu, était riche et vivait dans le dénuement: mais il avait été à Rome, il y avait fait ses études; il en était revenu avec un titre d'ingénieur, dans ce village où, depuis cent ans, on n'avait plus construit une seule maison (…) Aussi il établit un projet après l'autre, un calcul après l'autre. Et c'était parfait, sauf que lui, dans sa tête, il avait retenu les palais des romains, les vastes escaliers que les Antiques gravissaient à cheval, avait-il lu: c'est ainsi que, au lieu d'une maison, il avait fait un escalier, un espace immense où, à chaque étage, des trous s'ouvraient qui étaient des pièces, l'une dans l'autre, et c'est de cette manière qu'il condamnera au sacrifice une famille entière. Il est bien vrai que les gens s'émerveillaient, en jetant un coup d'œil à travers le seuil, par-delà un vestibule inutile et énorme, et imaginaient Dieu seul sait quelles richesses, encore que le maître maçon déclarât que, sans sa propre intervention providentielle, Don Sebastiano n'aurait pu pénétrer qu'à quatre pattes dans son palais, vu la faible élévation, telle que l'avait conçue l'ingénieur, de l'architrave qui soutenait le portail.
Le premier chapitre du roman nous présente les personnages (à commencer par le père, notaire) et la maison. On retrouve donc Don Sebastiano dans son bureau, à l'étage supérieur de la maison, qui va bientôt, comme tous les soirs à neuf heures pétantes, terminer sa journée de travail et:
descendre au rez-de-chaussée, dans la pièce modeste qui servait à la fois au repas et au séjour, ainsi que de salle d'étude pour sa nichée d'enfants, l'unique pièce un peu vivante de la grande demeure, d'autant plus car la seule réchauffée par une ancienne cheminée.
Dans la dernière page, la famille est réunie dans la séjour : la journée des Sanna Carboni s'achève de manière tout sauf idyllique, à travers de petits gestes du quotidien, dont le tout dernier révèle ce qui est caché, à l’intérieur de la maison, par la symétrie de la façade:
Ainsi finissait la soirée, l'une des nombreuses soirée de la vie familiale de Don Sebastiano, de la famille qu'il avait pourtant réussi à fonder avec Donna Vincenza durant leurs longues années de discussion, et si dures. Les enfants s'en allaient dans leurs chambres glaciales, au dernier étage, Ludovico aidait sa mère à se lever de son siège, la soutenait dans l'escalier qui, pour elle, commençait à devenir pénible. Sebastiano, le fils doté du prénom du père, s'occupait de la fenêtre qui donnait sur la rue. Cet animal de Don Gabriele Mannu l'avait faite si haute qu'on avait dû y ajouter deux marches en bois pour que l'on pût s'y pencher. Sebastiano grimpait tant bien que mal et s'y attardait un instant avant de tirer les persiennes. Nuoro s'étendait sous ses yeux, enveloppé dans un vent gelé. Au loin, une charrette roulait sur le pavé. Pas une seule voix. Deux gendarmes de garde, raides et ennuyés, remontaient le long du Corso. C'était presque effrayant.
Autre aspect remarquable de l'architecture de la maison Satta, les cours sont ainsi décrites au début du troisième chapitre:
Dans la cour de Don Sebastiano aussi, un laurier-rose s'élevait. Plutôt qu'une cour, c'était tout un chapelet de cours, le résultat d'achats successifs, de bouts de maisons ou de demeures démolies, tout cela aboutissant à un passage étroit qui menait, d'un côté, aux étables, et qui, de l'autre, s'élargissait sous forme d'un petit potager, que l'on aurait pu cultiver en tant que jardin si Don Sebastiano avait porté le moindre amour aux fleurs (…). Le problème est que le laurier-rose est un arbre vénéneux. C'est du moins ce que l'on disait à Nuoro, et c'est bien ce dont était persuadée Donna Vincenza, qui, d'année en année, en était venue à détester cette plante unique installée par son mari dans la cour, pour la contrarier, elle, à n'en pas douter. Jour après jour (…) Donna Vincenza saisissait une casserole de lessive pour la vider au pied de l'arbre, dans le vœu absurde d'en brûler les racines et de le faire mourir. Cela ne rimait à rien et ce n'était qu'une manifestation symbolique: mais que pouvait cette femme de cinquante ans, que pouvait-elle qui fût autre chose que symbole? Bientôt l'arthrite immobiliserait à jamais ses jambes, elle serait bien en peine d'atteindre seulement l'orée du potager, il ne lui resterait plus que la faculté de demeurer confinée sur un siège, dans la toute première des cours, les mains croisées sur sa poitrine, comme en prière. Mais elle ne priait pas.
Si l'on jette un œil dans la rue Sebastiano Satta, on aperçoit toujours l’extérieur de la maison, ainsi que ses nombreuses cours. Il suffit de regarder à travers un portail qui correspond sans doute au ‘petit portail’, comme l'auteur l'appelle dans le roman:
Or, si le “petit portail”, comme on appelait l'entrée principale de la maison donnant presque sur le Corso, ne s'ouvrait que rarement, uniquement quand on secouait l'un des anneaux de cuivre fixés aux deux battants (…), la “porte de derrière” était toujours grande ouverte aux souffles de la campagne, car c'est par là et par les cours qu'arrivaient les produits de ce que le notaire avait semé avec tant de soins savants, et qui, dans leur diversité, annonçaient la diversité des saisons. Ainsi la maison avait-elle deux physionomies, la face triste et la face joyeuse, tout comme les deux visages que paraissaient arborer les habitants du village, tel Don Sebastiano lui-même.
La Via Majore, aujourd'hui Corso Garibaldi, s'amorçait dans l'endroit appelé « Ponte ’e ferru » pour s'achever dans l’actuelle piazza San Giovanni, où des femmes provenant de villages voisins vendaient des herbes et des légumes. La via Majore correspond alors à l'espace de démarcation entre le quartier paysan de Seuna et Santu Predu, le quartier des bergers. En époque humbertienne, lorsque Nuoro est atteinte par les échos du nouveau Royaume d’Italie, dans le centre le plus important de la Barbagia s'invite la modernité : cela se produit justement dans cette rue. C'est ce qui est visible dans un bref passage du grand spécialiste de la langue et de la culture sardes Max Leopold Wagner, saisi presque en direct (1908):
Aujourd'hui Nuoro compte plus de 7000 habitants, a une petite garnison militaire, un collège, une école normale et elle est siège épiscopale, ainsi que sous-préfecture. Les bâtiments ont, pour la plupart, l'apparence de la ville, et le boulevard, recouvert de dalles poncées est, à mon avis, dans son genre, le plus beau en Sardaigne.
Cela est confirmé, beaucoup plus tard, par un autre célèbre écrivain, qui à travers ses romans a ramené Nuoro – ancienne et récente – dans la littérature du XXIe siècle: Marcello Fois. Dans son In Sardegna non c’è il mare (2008), il écrit:
En allant de l'avant, et en quittant Seuna, on prend corso Garibaldi, qui dans le passé s'appelait Via Majore, la route majeure. C'est là que les nouveaux seigneurs ont fait bâtir leurs petites maisons humbertiennes, afin d'endiguer le fleuve de granit gris qui recouvre ce tronçon. Le notaire et l’avocat avaient construit «à l'italienne», des maisons plâtrées avec des balcons spectaculaires, comme des estrades au premier rang du théâtre de la modernité imminente. C'est le cœur greffé de ce lieu, non sans rejets perpétuels, mais toujours actif. C'est la rue des commerces et des rencontres. Un pont entre l'archaïque modeste de Seuna et la chair vivante, le cœur sombre du quartier de Saint-Pierre.
Le notaire à qui l'on fait allusion est le père de Salvatore Satta; d'ailleurs, le récit de Fois rappelle cet extrait de Le jour du jugement:
Les «oncles», comme on appelait ces frustres anciens, débarquaient à Nuoro dans leurs costumes du dimanche, comme dans un salon, et il s'y rendaient afin de porter témoignage ou de causer à l'avocat ou au notaire (il arrivait également qu'ils y aillent menottes aux poignets), et cela une ou deux fois par an, traînant derrière eux leur progéniture. Ceux-ci, eux-mêmes vêtus en gens civilisés et s'éprouvant bien ridicules, envahis peu à peu par quelque honte de leurs pères, en présence de ces messieurs non moins désœuvrés qu'eux mais qui siégeaient aux terrasses des cafés comme dans l'exercice d'un droit réservé à leur caste, ces-fils voyaient bien les vitrines immenses débordant de pâtisseries, de jouets, de livres, ou encore exhibant des mannequins sans tête accoutrés d'habits de confection, parfois rongés par le mites et couverts de moisissure, mais qui attestaient bien la présence d'une chose jamais vue, jamais imaginée même, et qui était la richesse de l'argent, si différente de celle des brebis et des chèvres.
Grazia Deledda arpentait tous les jours la via Majore pour se rendre à l'école: elle était constamment fascinée par l'élégance des immeubles, ainsi que par les vitrines des commerces. C'est l'un des cafés du Corso, avec ses clients, qui absorbe, jour après jour, la curiosité de la jeune fille et de ses amies. Il s'agit du célèbre Caffè Tettamanzi, un lieu où, d'après le chef-d'œuvre de Salvatore Satta, «les messieurs exerçaient leur droit de ne rien faire». Aujourd'hui, dans les salles de ce bar, au Civico 71, on peut toujours siroter un café ou un verre de vin. Le nom provient du premier propriétaire, l’ébéniste piémontais Antonio Tettamanzi, qui s'était rendu à Nuoro pour participer à la construction de la cathédrale. En 1892 Antonio Nani, originaire de Ferrare, visite la ville, et décrit Tettamanzi comme vieux et faible d'esprit, mais toujours occupé à se balader «dans les trois petites pièces du café, dégingandé et débonnaire». Déjà présent dans Cosima, le Caffè Tettamanzi deviendra le lieu central de Il giorno del giudizio (lien vers le circuit Deledda):
De la place de Saint-Jean, où se trouvait le marché, le Corso descendait en pente douce jusqu'au Pont de Fer: à mi-chemin, avant un grand tournant et tout juste après la barandilla (la petite véranda), il y avait un bout de rue plate, et c'est là que s'élevaient les immeubles à prétentions: celui dit “du Registre”, que Don Sebastiano avait acquis pour le sous-louer, celui de Bertini, l'un de ces gens du continent qui savaient muer en or les moellons et finissaient pour se muer eux-mêmes en vrais Sardes (…) celui de Tettamanzi, autre continental, de qui toutefois le nom ne se perpétuait que par celui du café situé au rez-de-chaussée.
C'était un aimable local aux petites salles avec des banquettes rouges, un peu comme, toutes proportions gardées, les cafés que l'on retrouve à Venise. Le propriétaire était désormais Giovanni Maria Musiu qui – sa mère y était peut-être pour quelque chose – n'avait rien de continental: petit et dodu, l'œil noir, une barbiche en pointe, il portait en lui une sacrée volonté de vivre ou, plus exactement, de participer aux jeux de cartes dans l'une ou l'autre de ses petites salles. C'est dans cette partie plate du Corso que, bien naturellement, le Tout-Nuoro se rencontrait: les avocats y voyaient leurs clients, les gros propriétaires villageois aux beaux costumes guettaient les marchands, histoire de troquer astucieusement leurs produits, l'huile et les amandes de la Baronie, le vin d'Oliena, le fromage de Mamojada et de Fonni. Et c'est par là que, tous les matins, étaient bien forcés de passer ceux qui se rendaient chez le dieu terrien qu'est le tribunal ou chez le dieu amphibie qu'était l'église énorme et disproportionnée, bâtie par un évêque riche, lequel, sur la corniche longue de la façade, avait fait sculpter «Deiparae virgini a nive sacrum», et les curés eux-mêmes étaient incapables de traduire.
Seuna est le quartier historique des paysans. Autrefois, il était caractérisé par la présence chaotique de petites maisons basses dotées d'une cour intérieure. Ici débute le parcours de formation d'Anania, le protagoniste de Braises, le célèbre ouvrage de Grazia Deledda.
Marcello Fois, également, consacre au quartier quelques lignes significatives:
Même maintenant que Nuoro est une ville, Seuna est toujours marqué par le silence, par son côté discret et laborieux, par sa vision du monde aussi spécifique. Dans les maisons qui s'ouvrent autour d'une cour toujours impeccable, dans les plantations de basilic et de persil du petit potager intérieur, dans l'ombre noire brisant la lumière impitoyable. C'est la lumière de Braises de Deledda, la lumière majestueuse qui embrasse les pauvres de cette terre. Il y aura toujours des tantes Tatana rôdant dans ces rues, le calme d'une déesse intouchable.
«Comme les Gaules, mieux encore même», Seuna est un des trois secteurs qui composent la ville, comme nous informe Satta au début du deuxième chapitre de Le jour du jugement. Au beau milieu du quartier se trouve l'ancienne église de Nostra Signora delle Grazie (Notre-Dame des Grâces), un bâtiment au style simple et rustique, rappelant dans son aspect les maisonnettes du quartier:
Les gens de Seuna, du premier au dernier, sont des paysans, toute une bourgade dans le village, et l'on dit qu'ils constituent le noyau originel de l'agglomération. En d'autres termes, Nuoro serait issu de Seuna: et je suis enclin à le croire car c'est à Seuna que l'on trouve l'église la plus ancienne de Nuoro, les Grâces, laquelle, finalement, n'est qu'une maisonnette comme les autres, agrémentée d'un fronton et d'une petite cloche à sa cheminée. Le curé qui y officie est lui-même un paysan vivant des pauvres navets qu'il cultive dans son potager, et de quelque charité (encore moins!), puisque il n'a pas charge d'âmes. (S. Satta, Le jour du jugement)
Il existe de nombreux passages où le grand écrivain et juriste porte son attention sur ce quartier: voici donc quelques lignes qui accompagneront notre promenade à travers les rues et les ruelles de Seuna. Nous trouverons d'autres passages, inscrits sur les murs, tout au long de notre chemin:
C'est dans ce dernier secteur que se situe la première partie de Nuoro, nommée Sèuna. Ville n'est dit ici que par façon de parler: il ne s'agit que d'une quantité de maisonnettes trapues, mises là dans le désordre, ou dans l'ordre merveilleux que crée le désordre, rien qu'un étage avec une pièce, les plus riches deux pièces, la toiture en tuiles rongées, le versant vers la cortita au sol en terre tel que Dieu l'a fait, la cour enclose dans un mur de pierres sèches comme ceux qui limitent les tanche (ou champs), et, sur la route, l'entrée barrée par un tronc d'arbre posé transversalement, cette porte singulière étant précédée par le chef-d'œuvre d'art abstrait qu'est la charrette sarde.
Sèuna est la palette d'un peintre qui se fait tableau. Avec les blancs linteaux de ses fenêtres et le ciel au-dessus, libre et serein, il pourrait être un village en bord de mer: il n'y manque que la mer.
Seuna est, bien évidemment, la partie la plus pauvre de Nuoro. Les paysans du quartier ne sont pas assimilables aux aristocrates qui habitent dans la via Majore, ni aux riches bergers de Saint-Pierre, et ils ont encore moins en commun avec la bourgeoisie naissante qui s'infiltre désormais entre ces deux milieux aisés. Ils ont pourtant un avantage, par rapport aux gens de Saint-Pierre, bien qu'il s'agisse d'un maigre réconfort:
Mais la pauvreté infinie de Seuna conservait un privilège que n'avaient pas le puissants de Saint-Pierre: si quelqu'un mourait, le mort était bien obligé de passer par le Corso pavé, de le parcourir d'un bout à l'autre, car le cimetière, Sa ‘e Manca, se trouvait à l'autre extrémité, au-delà de Saint-Pierre, à proximité de la Solitude. Et lorsque le mort passait devant ces messieurs du Caffè Tettamanzi, ceux-ci se levaient et mettaient chapeau bas.
L'ancien couvent des Pères Mineurs Observants de via Manzoni, édifié à la fin du XVIe siècle, fut voué, dès la moitié du XIXe, à changer souvent de destination: il fut employé comme salle d'audience de tribunal, théâtre, salle de danse (on le voit bien dans la nouvelle Ballo in costume de Grazia Deledda), gymnase, siège de la fanfare et école primaire. En cette dernière fonction, le bâtiment accueillit de nombreuses personnalités: outre Grazia Deledda, entre ses murs étudièrent Sebastiano Satta, Mario Delitala, Francesco Ciusa, Indro Montanelli (qui avait vécu à Nuoro lorsque son père était le proviseur du Lycée Asproni) et, bien évidemment, Salvatore Satta. Dans Le jour du jugement, celui-ci décrit ainsi le lieu où a débuté sa formation en tant qu'étudiant, suivie d'une longue carrière de chercheur:
L'école était en effet située dans le couvent des religieux de Saint-François, supprimé à une époque dont on avait perdu le souvenir et confisqué en même temps que d'autres biens ecclésiastiques, en vertu d'une loi venue de loin. Mais le nom était resté à l'endroit (tout comme au vaste terrain contigu, que l'on continuait à nommer «la tanca des frères»), et être au Couvent, aller au Couvent, c'était façon de dire être à l'école, aller à l'école. En fait, rien n'y avait changé, dehors et dedans, les gens n'en demandaient pas trop, voire ils n'avaient pas le sentiment du trop ou du peu: ainsi pour la cloche dans sa niche, au sommet du mur jaune, comme il en est dans toutes les petites églises champêtres en Sardaigne, dépourvues de clochers; et, à neuf heures tapantes, Ziu Longu, le factotum de l'école, tirait la corde, tout comme le sacristain au temps des religieux. Le même son pour annoncer le début de l'office sacré et de l'office laïque, comme s'il ne s'était absolument rien passé, et, au vrai, rien ne s'était passé. Rien à voir avec les autres biens de l'église qui, moyennant quelque quatre sous, étaient passés entre les mains de particuliers dénués de préjugés ou moins superstitieux que les autres, pour la plupart des gens de Saint-Pierre. Au reste, des frères, il ne restait plus la moindre trace, sauf, de temps en temps, un tibia qui affleurait du sol du gymnase, en plein air.
À l'intérieur, il y avait toujours l'immense vestibule au plancher d'ardoise, qui s'émiettait dans l'humidité, et où donnaient deux salles tout aussi immenses au plafond voûté: la salle à gauche avait probablement été l'église du couvent, puisque par le trou de la serrure on y entrevoyait des niches vides, il y en avait même une contenant un saint à la main levée, s'entêtant à donner sa bénédiction au milieu de tout ce bric-à-brac. Mystère, la porte était toujours fermée, mais il est fort possible que, de ce côté-là, la toiture menaçât ruine. Toutefois, il se peut aussi que cette salle ait été une sorte de sacristie, de réfectoire, ou de parloir, et que l'église occupât la salle de droit, celle où Maître Mossa distribuait son enseignement; le fait est que sa chaire, une table des plus simples, se trouvait sur une estrade précédée de quatre marches, qui avaient peut-être été les degrés d'un autel (…)
Du vestibule, par un court escalier, on descendait dans ce qui avait dû être proprement le couvent: une sorte de carré, avec une cour trop petite pour qu'elle puisse être un cloître, et des couloirs longs, en vis-à-vis, qui menaient aux classes, apparemment les cellules des religieux d'autrefois. Dans ces cellules, éclairées par ce qui était plutôt une meurtrière qu'une fenêtre, et placées bien haut pour que les frères puissent voir Dieu mais pas le monde, un nombre incroyable de garçons devaient se presser, comme si un nouveau miracle allait multiplier la place. Dans l'un des couloirs, à un niveau plus élevé que l'autre, les cellules hébergeaient l'école normale, les jeunes maintenant adultes qui se destinaient eux-mêmes à l'enseignement, ainsi que l'exigeaient des dispositions nouvelles: il s'agirait d'un enseignement savant, non pas celui distribué par des pauvres gens du genre de Maître Mossa.
La cloche du couvent n'avait rien en commun avec les cloches de Notre-Dame des Neiges. Celles-ci, dans leur langage divers, commandaient, soit qu'elles convoquent les Nuorais, au vrai pas très dévots, à la messe du dimanche, soit qu'elles expédient les défunts au cimetière, soit qu'elles annoncent la résurrection du Christ, soit qu'elles signalent que l'évêque venait de franchir le seuil de l'évêché pour se rendre en procession à la messe pontificale. La cloche du couvent, elle, n'exigeait rien du tout. Elle avait une voix, – tan, tan, tan – qui naissait des longs efforts de Ziu Longu, comme jadis de ceux de quelque frère encore tout ensommeillé, à moins qu'elle ne se mît en branle toute seule, après tant d'années de service. Seulement, cette voix grimpait par l'allée des jardins, y rencontrant les jeunes garçons qui descendaient en sautillant vers le couvent, pénétrait dans le Corso et dans les ruelles cachées, s'élevait dans le ciel très pur de Nuoro: elle était une des deux voix du village. L'autre était constituée par les roulements de tambour de Ziu Dionisi, l'annonceur municipale, et c'était la voix du soir, la cloche du couvent étant celle du matin.
La Cathédrale du diocèse de Nuoro est dédiée à Notre-Dame-des-Neiges, sainte patronne de la ville. Elle fut édifiée entre 1836 et 1853 sur un projet du moine architecte Antonio Cano (qui mourut pendant les travaux de construction, suite à la chute d'un échafaudage) et consacrée en 1873. L'église est de style néoclassique et donne sur un large parvis. À l'intérieur nous retrouvons de nombreuses œuvres de valeur, parmi lesquelles le Chemin de Croix de Giovanni Ciusa Romagna et Carmelo Floris, deux tableaux de Bernardino Palazzi (La déposition et Les Disciples d'Emmaüs) et une boussole en bois d'inspiration art nouveau réalisée par une célèbre menuiserie de Sassari, celle des Frères Clemente. Il est possible d'observer également l'autel de style néoclassique réalisé par le grand-père de Salvatore Satta, l’architecte Giacomo Galfrè. Dans le roman, le grand-père originaire du «Continent», le père de Donna Vincenza, s'appelle Monsù Vugliè:
Donna Vincenza n'était pas tout à fait Sarde. Ainsi que Don Sebastiano, elle était née dans le Royaume de Sardaigne, un royaume nommé de la sorte pour se moquer du monde, on n'eût pas découvert l'ombre d'un Sarde à Turin. En revanche, de ce Piémont, des gens venaient bien en Sardaigne, à seul fin d'y commander et de s'y livrer à toutes sortes de trafics: et c'est ainsi qu'y était arrivé, de la frontière même avec la France (deux pas plus loin, et c'eût été un tout autre destin), un certain Monsù Vugliè, de qui on ne sait rien de précis. On raconte, mais ce n'est qu'une sorte de légende, qu'il était architecte, et que pouvait bien signifier, de son temps, ce terme d'architecte, aujourd'hui encore on n'en sait pas grand-chose. Les vieux conservent le souvenir d'un homme de haute taille – ce qui ne serait pas étonnant pour un «continental» – et qui intimidait, mais c'est aussi peu étonnant. Il conservent également mémoire d'un «coup» qui l'aurait foudroyé dans ses jeunes années même. Et c'est tout, d'une existence qui avait pourtant dû être intense, car, en un temps assez court, il avait pu acheter deux maisons et un potager qui était presque un jardin, tout juste à l'entrée de Nuoro, et qu'on appelait encore il y a pas longtemps «à Monsù Vugliè». On y a construit, depuis, l'un des palais du gouvernement.
L'église est le point central d'un extrait de La justice des hommes, un roman de 1899 de Grazia Deledda,dans lequel le tribunal revête une importance particulière. En effet, à côté de la cathédrale se trouve un imposant bâtiment aux formes austères, autrefois servant de tribunal, ensuite de musée – qui est nommé d'après le sculpteur de Nuoro Francesco Ciusa – aujourd'hui temporairement inaccessible au public. Dans cet extrait, Satta évoque les deux bâtiments:
Notre-Dame des Neiges et le tribunal se trouvaient vis-à-vis: pour y arriver, il fallait grimper par une route large, parfaitement pavée, et franchir l'arc du séminaire, un immense rocher s'élevant de l'autre côté, qui partait de l'un des sommets de l'Ortobene, et qui avait l'air d'un colosse pétrifié. Les jours où siégeait la Cour d’Assises ou se déroulaient les grandes fêtes religieuses, c'était, par là, toute une procession multicolore, qui montait, chacun portant là-haut son fardeau secret.
Notre-Dame était peut-être à l'origine du centre historique – comme on dit de nos jours – c'est-à-dire de la bourgade des seigneurs. Et seigneurs ne veut pas dire riches: ce n'est que l'opposé de rustique, la différence, qui est grande, marquée par le vêtement ordinaire actuel, qui a pris le dessus sur le costume.
Les cloches de la cathédrale – aussi bien que celles appartenant aux autres églises – se distinguent pour les qualités de leurs sons, adaptables aux différentes situations, et possédant chacun d'entre eux une signification particulière:
De la cathédrale, – l'église de Notre-Dame des Neiges, au sommet de la hauteur, – le glas descend pour annoncer aux 7051 habitants enregistrés au dernier recensement que l'un d'entre eux a disparu: neuf coups pour les hommes, sept pour les femmes, et un peu plus lents pour les notables (nul ne sait si c'est au gré du sonneur ou d'après le tarif des prêtres: mais le pauvre qui se paye su toccu pasau, le glas lent, c'est quasiment scandaleux).
Le lendemain, tout le village défile derrière le cercueil, un curé devant, trois curés, le chapitre tout entier (Nuoro est le siège d'un évêché): le premier pressé et gratuit; les autres effectuant deux, trois, quatre haltes avant le cimetière, autant qu'on en a demandées, et il est bien vrai que l'aile de la mort s'arrête au-dessus des petites maisons trapues, des grands immeubles rares et récents. Après, lorsque la dernière pelletée a achevé le cérémonial, le mort est mort pour de bon, et il s'en efface jusqu'au souvenir.
Les cloches deviennent donc une sorte de signal, capable d'exprimer des traditions apparemment éternelles et inaltérables ; dans cet extrait, les cloches permettent aussi de rédiger le magnifique portrait du sonneur Cischeddu, un des nombreux habitants de cette ville à la fois tragique et grotesque qu'est le Nuoro de Satta:
Depuis le haut de la colline, un clocher à sa droite, un clocher à sa gauche, semblable à un immense escargot, l'église de Notre-Dame des Neiges, avec cette devise en latin à quoi les curés eux-mêmes ne comprenaient pas, dominait l'horizon: et les cloches n'étaient pas deux cloches quelconques, elles portaient chacune un nom (Lionzedda l'une, Lollobedda l'autre) et parlaient deux langages différents, suivant les offices tout autant que les humeurs du sonneur, disait-on, et on prétendait même les reconnaître. «Chischeddu (tel était le sobriquet de ce sonneur, d'après Francesco) doit s'être bagarré avec le curé» affermait-on à Saint-Pierre et à Seuna si le glas pour un enterrement était trop pressé ou s'il s'y introduisait de fausses notes. Chischeddu appartenait à cette espèce d'épaves qui, on ne sait pourquoi, échouent dans les églises et que Dieu, ou le curé, admettent au nombre des serviteurs de l'esprit, en qualité de bedeaux, de sacristains, de quêteurs, voire, s'ils ont de l'oreille (c'était le cas pour Chischeddu) de sonneurs (…)
Chischeddu (…) réglait avec ses cloches la vie et la mort du village, depuis le salut argentin du matin jusqu'à celui, tout déployé, du soir, cet Ave Maria à quoi les paysans rentrant sur leur charrette se découvraient et les jeunes garçons de bonne famille cessaient leurs jeux sur la «petite place». Don Sebastiano se levait de son siège, à la pharmacie Piga (rien à voir avec le Piga de Don Pasqualino) et parcourait le petit morceau de rue pavée en direction de sa maison, où l'attendaient ses études, son journal, sa lampe à pétrole. Il vient toujours un moment où la vie doit s'arrêter, du moins pour les gens convenables.
Mais le vrai grand déploiement des cloches, où Chischeddu ne se trompait jamais, même si l'officiant lui avait fortement manqué deux minutes avant, n'était pas celui que motivait le Samedi Saint, à dix heures tapantes du matin, l'instant précis où Jésus ressuscitait (et tout le monde là à attendre, le nez en l'air), mais celui qui annonçait la sortie de l'évêque, quittant son siège épiscopal, suivi de son escorte de chanoines dans leurs hermines, pour aller célébrer la messe pontificale. Ses énormes portes ouvertes, Notre-Dame des Neiges l'attendait, l'archiprêtre, tache violette sur le fond noir de l'église, tout prêt à donner le la au chœur des séminaristes. Avec ses chaussures brodées, son interminable traîne soutenue par deux enfants de chœur, l'évêque gravissait la légère montée, à l'ombre des chênes, qui joignait (ou séparait) cathédrale et évêché, et, par-dessus cette théorie qui avançait en psalmodiant, la rumeur gigantesque des cloches de Chischeddu se déchaînait, qui ne provenait plus du clocher mais du ciel bleu lui-même, de tous les ciels bleus de l'île enveloppant ce court moment.
Dans ce qui suit, Satta s'attarde sur l'importance du clergé à Nuoro; il s'interroge à propos de la forme architecturale de l'église et de la demeure épiscopale, désormais appartenant à de bâtiments séparés, mais – du moins selon la théorie formulée par Satta – situés autrefois dans le même lieu. À cet effet, il s'appuie sur la figure de Monseigneur Roich, l'évêque qui, quelques siècle auparavant, avait probablement décidé de transférer le siège du diocèse de Galtellì à Nuoro: c'est d'ailleurs le sujet du deuxième chapitre. Satta explique que, dans le passé, Galtellì avait été un centre bien plus important que Nuoro, mais finalement ce rapport de force s'inversa lorsque la petite ville commença à être frappée par le paludisme, qui s'ajouta aux difficultés préexistantes liées au climat, notamment pendant l'été. Le but du narrateur, dans ce cas, ne consiste pas à nous proposer une reconstitution fiable du point de vue historique: il s'agit plutôt d'une construction littéraire bâtie sur des souvenirs privés et collectifs rendant protagoniste, au fur et à mesure, la ville de Nuoro toute entière.
Il est possible qu'au temps de Monseigneur Roich, l'église, le parvis et l'évêché aient formé un seul bloc de constructions: autrement, à quoi bon cette muraille de granit enveloppant la petite pente et ses arbres, tout alentour de l'église, et ne s'interrompant que par des marches qui descendaient à la voie récemment pavée longeant l'enceinte de l'évêché? Et il est bien vrai que la cathédrale, grande, hautaine, disproportionnée à ce qui l'entoure, n'a rien qui l'apparie à la demeure des évêques, cette maison de plain-pied qui rappelle, en plus grand, les maisons des paysans de Seuna et qu'on entrevoit tout juste par-delà les palmiers dominant l'enceinte peinte en rouge. À la considérer, on pourrait imaginer la villa d'été d'un petit hobereau, avec son patio ombragé, presque une demeure de plaisance si ce n'étaient ces longs ecclésiastiques noirs y allant et venant, à leurs heures d'emploi. Les évêques arrivaient, prenaient demeure, finissaient pour être emportés par la mort tout comme les papes à Rome, et chacun était pour de bon pareil à un petit pape dans ce bourg de 7051 habitants, qui ne comptait pas moins d'une quarantaine de chanoines et de prêtres, deux monastères féminins (les riches et les pauvres, disait-on), et un séminaire, toute première marche de l'espoir pour les paysans provenant des villages voisins, déjà pressés d'émigrer vers les villes. Tout cela au beau milieu d'une population d'un paganisme inné: les chanoines et les prêtres étaient d'ailleurs à demi païens eux-mêmes, chacun pour soi et un hiatus entre l'un et l'autre, ne reconnaissant bien que l'évêque, car il était un étranger.
Une halte incontournable, avant de quitter les alentours de la cathédrale, est le belvédère situé au bout de la rue qui sépare Notre-Dame des Neiges et l'ancien tribunal. À l'ombre de l'abside de l'église un tout nouveau secteur de la ville apparaît à nos yeux ; la vue imprenable au-delà de la pente s'étend jusqu'aux montagnes, où se trouve le très proche village d'Oliena. Cela nous rappelle un épisode évoqué dans le roman de Satta, où il question de l’arrivée de l’éclairage publique à Nuoro:
Cet éclairage électrique était un événement irréversible, comme on dit de nos jours, et on ne revendrait jamais à ces réverbères. C'est alors qui se produisit quelque chose que, à ma connaissance, nulle chronique au monde n'a jamais eu l'occasion d'enregistrer. Dans son halo de lumière, Nuoro devenait pareil à un navire dans les ténèbres de l'océan. Les bourgades voisines, elles, demeuraient dans leur nuit. La plus proche, juste de l'autre côté de la vallée, était Oliena (tel est le nom qu'on lit sur les cartes: mais son véritable nom est Uliana, bien plus poétique, l'accent sur le «i»). (…) Depuis la place d'Oliena, Nuoro prend l'aspect d'une énorme forteresse, avec l'abside de son église à pic sur la vallée, le moulin rouge, les immeubles élevés de Saint-Pierre: et ce n'est qu'un coin de Nuoro, car, je crois l'avoir dit, le reste s'étend surtout de l'autre côté.
Or, le fameux soir d'octobre, tous les habitants d'Oliena, hommes, femmes, enfants, s'étaient rassemblés, les yeux sur Nuoro, puisqu'ils avaient été informés de l'événement: soudain, toute cette magie lumineuse dans le vide immense; et, là aussi, un hurlement de joie. En quoi concernés, eux, on ne sait pas: et il est vrai qu'un miracle est un miracle pour tout le monde, qu'on en bénéficie ou non. Pourtant ils finirent pour en bénéficier, et largement. D'où vint l'idée, c'est impossible de le dire avec précision: toujours est-il qu'un jour, les réverbères morts de Nuoro ont pris le chemin d'Oliena, vendus avec l'échelle de l'allumeur à ces pauvres voisins; et le maire, dans son costume du dimanche, viendra, ainsi que le secrétaire de la mairie, signer l'acte de cession. Les Nuorais, le dos tourné, en faisaient des gorges chaudes: mais le soir c'étaient désormais eux qui se rendaient à Sant'Onofrio, pour contempler Oliena qui s'éclairait, un réverbère après l'autre, on pouvait les dénombrer; et il se peut que là aussi la marmaille se jetât sur les pas de l'allumeur, afin de ramasser les allumettes éteintes.
La frontière de Saint-Pierre était incertaine, contrairement à celle de Seuna, bien marquée par le Pont de Fer. (…) Saint-Pierre s'achève là où s'amorce le long Corso pavé, symbole du troisième Nuoro, le Nuoro du tribunal, de l'hôtel de ville, des écoles, de l'évêché, de Don Sebastiano, de Don Gabriele, de Don Pasqualino, des «messieurs», qu'ils soient riches ou pauvres.
Si la frontière de Saint-Pierre n'était pas concrètement marquée, les gens de Saint-Pierre la connaissaient parfaitement: nul autochtone de là-haut aurait osé franchir le seuil du Corso (l'ancienne via Majore)
(Le jour du jugement).
Il s'agit de l'un de deux anciens quartiers de la ville, traditionnellement celui des bergers. Comparé à Seuna, les bâtiments se développent davantage en hauteur et possèdent deux entrées, une qui donne sur la rue et une autre qui permet d'accéder au potager à l'arrière. La maison de Grazia Deledda en est un exemple, telle que décrite par l'écrivaine dans Cosima ainsi que, indirectement, dans l'ouvrage Dans le désert. Le quartier est aussi mis à l'honneur par Maria Giacobbe – dont la famille habitait ici – dans quelques passages de Institutrice en Sardaigne (Diario di una maestrina) et Le radici. À l'inverse, on peut lire la description de Marcello Fois, dans son In Sardegna non c’è il mare:
Le quartier de Saint-Pierre (…) commence exactement à la fin du boulevard. On a l'impression d'être au bout du monde. Ici le silence est imprégné d'une inquiétude étrange et inexplicable, sans doute celle des pères bergers. Les maisons sont hautes et fines, gris argent. Le centre névralgique de Saint-Pierre est l'église du Rosaire, siège de prévôts perspicaces et de curés très cultivés. Siège d'art et d'élevage. C'est l'épopée d'une Barbagia trop souvent victime de sa propre épopée. Le nid de corbeaux magnifié par Salvatore Satta dans Le jour du jugement. La citadelle des Corrales, bandits magnifiques. L'écrin de toutes les qualités et de tous les défauts associés à Nuoro (…)
C'est la très ancienne église de San Carlo, c'est la maison de Deledda, c'est la douceur enveloppante de la pierre nue.
Deledda et Satta ont souvent observé le quartier, mais ce n'est pas pour autant qu'ils partagent une perspective similaire. Satta, qui était né dans la via Majore, voyait ainsi les rues et les maisons de cette bourgade:
Les bergers, eux, s'assemblent (…) dans une autre bourgade de Nuoro, qui porte le nom de Saint-Pierre, bien que ne comportant aucune église de ce saint. Saint-Pierre – Santu Predu – est le cœur noir de la ville. Saint-Pierre n'a pas la moindre couleur: rien que des maisons déjà bien hautes donnant sur des rues étroites qui ont tout juste cessé d'être des ruelles, et où, pour voir un bout de ciel, il faut bien lever la tête.
Deledda renverse, au contraire, ce point de vue, et les supposées hautes maisons, comparées à la principale église du quartier, ont instantanément rapetissé, comme en témoigne ce passage de Cosima:
Cependant la maison la plus importante est celle qu'habite le chanoine (…): un vrai fortin, avec cours et jardins intérieurs, dont l'un d'eux semble suspendu, regorgeant de roses, de grenadiers, avec un haut mûrier chargé de petits fruits violets. De là s'étend un panorama de maisons et de masures qui forment le quartier les plus caractéristique et le plus populaire de la petite ville, et le campanile blanc de l'église du Rosaire émerge au-dessus des toits bas et sombres comme un phare au milieu des rochers.
En décrivant Saint-Pierre, Satta le compare à Seuna, avec lequel pourtant il ne partage pas grand-chose. Tout compte fait, la différence entre les maisons des deux quartiers correspond à la différence entre la vie des bergers et celle des paysans:
Saint-Pierre est le prolongement urbain de la bergerie, et son air même sent les brebis et les chèvres. (…) Les maisons sont grandes, du fait que les serviteurs et les maîtres y vivent ensemble, partagent le même repas, se chauffent au même foyer, ce qui rend les serfs encore plus serfs et les maîtres encore plus maîtres. (…) Les coups qu'on y frappe dans la nuit n'annoncent rien de bon, et si l'on tient à entrer, on n'a nul besoin de frapper. Si, dans sa cabane déserte, le berger a mille paires d'yeux pour voir qui est persuadé de marcher tout esseulé, en ville, qu'on soit serf ou maître, mille paires d'yeux vous regardent, car tout en chacun est assujetti au même sort.
Grazia Deledda a dû également se souvenir de quelqu'un qui avait frappé à sa porte, la nuit, lorsqu'elle est allée chercher dans sa mémoire pour écrire son dernier chef-d'œuvre. Un bel extrait de Cosima nous montre le père de l'écrivaine confronté à un invité inattendu: il s'agit du messager envoyé par des bandits plutôt connus, ''demandant'' une concession de pâturages que pourtant Giovanni Antonio Deledda a déjà sous-loués. Les conséquences de telles négociations pouvaient s'avérer fatales. Toutefois, le père Deledda – que sa fille décrit effectivement comme un homme prudent et juste – réussit à raisonner ce messager ténébreux, qui ensuite deviendra non seulement un métayer digne de confiance, mais un véritable ami. Le notaire Sebastiano Sanna Carboni avait aussi pour maxime de vie la prudence, ainsi qu'un sentiment indéfectible de justice; il existe cependant un irrémédiable décalage entre la génération de Deledda et celle de Satta: Le jour du jugement est donc un roman aux tonalités sombres, ne proposant pas de résolution aux litiges et aux différends. Il est impossible, dans les faits, de parvenir à obtenir une véritable justice, comme l'illustre les mots de cet extrait:
Séparé de Nuoro par des barrières infranchissables, il se peut que Saint-Pierre eût une tout’ autre vie: par sa criminalité patriarcale, il jetait un pont vers l'avenir. Seuna n'était qu'une charrette et un joug, il ne savait pas et ne se souciait pas d'exister.
C'est aussi le cas lors de la présentation de la célèbre et redoutable dynastie de Saint-Pierre:
C'est à Saint-Pierre que loge, et elle ne saurait loger ailleurs, la dynastie des Corrales. Dans leurs demeures (…) on entrait à cheval, tout comme dans les bergeries: les maisons étaient élevées, trois ou quatre étages, encore que la vie, restée nomade, se déroulait toute entière au rez-de-chaussée, ainsi que chez Don Sebastiano, mais avec de tout autres présences. Les Corrales (…) avaient regardé ces campagnes sans fin, du même œil que celui du pirate qui regarde la mer: et leur regard s'était mué en action, l'action mystérieuse du voleur qui se trouve à l'origine de la propriété. Voler, ce que nous appelons voler, dans l'arrière-pensée fallacieuse qu'il existe quelque chose qui soit à l'un ou à l'autre (…) prend en Sardaigne, plus exactement à Nuoro, encore plus exactement à Saint-Pierre, tout une autre signification: c'est s'emparer de mille brebis, et les faire disparaître dans le néant. (…) Bien sûr, les Corrales ne détiennent pas une baguette magique: ces mille brebis (…) impossible de les voler si ce n'est pas toute la Sardaigne qui les vole. Mais c'est bien cela, la magie des Corrales: le fait d'avoir transformé en voleurs tous les Sardes, ou du moins tous ceux de la Barbagia (les autres Sardes, eux, ne comptent pas).
Situé non loin de la maison de Grazia Deledda, le Moulin Gallisai est décrit dans Le jour du jugement comme un grand moulin installé à la périphérie de la ville par Don Pasqualino Piga (il s'agit, dans la réalité, de Francesco Guiso Gallisai):
Immensément riche (…), grand et bel homme, Don Pasqualino Piga, quasiment unique parmi les Nuorais, avait la bosse de l'industrie, cette industrie que ses concitoyens ne savaient même pas ce qu'elle pouvait bien être.
Dans la description de Satta le moulin est situé à l'orée de Seuna ; toutefois, il est évident qu'il faudrait inverser le quartier des paysans et celui des bergers:
Il avait installé, à la frontière de Seuna, un moulin à vapeur, et tout à côté une usine de pâtes alimentaires, de quoi emplir toute la contrée de battements, comme s'il y avait là un cœur énorme. Nuit et jour les meules à l’œuvre, et, dans un voile impalpable de farine, s'y démenaient les fils de Don Pasqualino, travaillant comme les ouvriers, plus encore même, dans la ferveur tumultueuse qui est toujours celle des messieurs dès lors qu'ils découvrent le travail.
Au cœur du quartier de Saint-Pierre, au même endroit où se trouvait auparavant une autre église (celle dédiée au saint qui donne son nom au quartier), l'église du Rosaire fut édifiée au XVIIe siècle, mais elle connut, entre le XIXe et la seconde moitié du XXe, d'importantes restructurations ainsi que des remaniements bien visibles dans son apparence actuelle. L'église, devenue paroisse en 1943, est une étape cruciale des célébrations en l'honneur de Saint François de Lula: d'ici part, le 1er mai, le deuxième pèlerinage vers le Sanctuaire qui lui est consacré.
C'est ici que, le 11 janvier 1900, fut célébré le mariage de Grazia Deledda et Palmiro Madesani, rencontré environ un an plus tôt à Cagliari, en présence des membres de la famille et de peu d'autres invités.
L'église est aussitôt présente dans le roman de Salvatore Satta, mentionnée dans la magnifique et sombre séquence initiale, où le narrateur décrit le début des cortèges funéraires parcourant la courte distance qui sépare l'église et le cimetière.
Et pourtant, c'est un autre extrait de Le jour du jugement qui nous accompagne à la visite de l'église; on sait que le roman est inspiré de la réalité, au point de le considérer presque comme une autobiographie. Vanna Gazzola – autrice de la principale biographie de Satta – a indiqué Cosima comme un possible modèle pour Le jour du jugement, et en effet, c'était un livre que Satta aimait particulièrement. Nous retrouvons dans cet extrait le récit à la première personne : il s'agit d'un narrateur souvent caché, et néanmoins présent dans chaque page, subtilement lié à l’auteur lui-même:
Et me voilà atteignant la place du Rosaire, l'église tout au bout du village, où les morts faisaient halte, presque pour reprendre haleine, avant les ultimes, les fatals cinq cent mètres qui, à travers des bouts de pré et des murettes, les amenaient jusqu'à leur vraie fin. Le quartier du Rosaire était à proprement parler un fragment de Saint-Pierre, mais la mission de son église lui donnait comme une vocation métaphysique, que Saint-Pierre se gardait bien d'avaliser. Formellement, c'était Prêtre Delussu qui officiait, le frère du maréchal-ferrant, claudiquant avec son gros corps plein de sang et de vin: en réalité, le mort, c'est tout le quartier qui le recevait. À l'heure fixée pour l'enterrement, les cloches de Notre-Dame des Neiges entamaient le glas, puissant et balancé, qui immobilisait les passants, «qui est mort donc?» s'interrogeaient-ils, bien entendu s'il ne s'agissait pas de quelque notable. Le glas se prolongeait pendant un bon quart d'heure, puis, tout à coup, la même cloche, si grave, se livrait à une sorte de galop, qui se déversait dans l'agglomération, en bas: c'était le moment précis où le prêtre, dans sa chape noire, précédé d'un sacristain portant la croix de procession, flanqué d'un autre sacristain agitant l'encensoir, quittait la cathédrale (tout partait de là) pour aller quérir le mort.
Les prêtres, ils étaient parfois trois, toujours dans leurs chapes noires, si la famille y tenait et les payait, et c'était chaque fois un cérémonial hâtif, qui rendait maussades le ciel aussi bien que la terre. Mais il arrivait aussi que le chapitre tout entier défile, les chanoines deux par deux, en hermine et avec leurs tricornes lisérés de rouge; tout se passait alors dans une lenteur apaisée, avec des chants de mort et de gloire, auxquels donnait le départ l'archiprêtre odieux et dont il marquait la mesure. Un grand jeu polychrome, un spectacle que la famille offrait aux gens, obligée qu'elle était de le faire pour peu qu'elle fût riche, et ces gens, au passage du mort, quittaient leur maison pour courir se placer à sa suite. La théorie des chanoines se déroulait tout le long du Corso, entre les deux rangées de maisons trapues, et, dans la solennité de ce chant, on sentait bien qu'ils ne portaient attention qu'à leurs voix, personne ne se souciant de s'imaginer à la place du pauvre hère dans son cercueil. Mais tout cela n'était pas important.
Ce qui comptait vraiment, c'était que la cloche aussitôt lancée sur les cadences du galop, les femmes quittaient leurs maisons autour de l'église, alertaient Prêtre Delussu pour lui demander la clef, ouvraient tout grand le portail rougeâtre et sortaient de la sacristie une vieille table, qu'elles plaçaient au milieu de la nef rustique. Et l'une de donner un coup de balai en soulevant un nuage de poussière, une autre d'épousseter les saints gelés dans leurs niches, d'arranger la couronne d'étoiles autour de la petite Madone blanche et bleu, d'ordonner les outils destinés à la bénédiction ou à l'allumage des cierges. Après, elles s'installaient toutes à l'entrée, et leur grande attente commençait: car c'étaient elles qui recevaient le nouveau venu et guettaient son apparition. Dès qu'elles l'apercevaient, porté sur les épaules miséricordieuses des confrères, elles appelaient Prêtre Delussu, lui frayaient un chemin jusqu'à l'autre, et lui d'en prendre livraison, le faisant poser sur la table, puis, d'une voix basse, il récitait ses prières, comme s'il ne faisait que tailler une bavette avec le défunt.
La façade du Rosaire, on l'a désormais refaite, avec de petits blocs de ciment, et il est manifeste qu'on n'y emmène plus les morts, soit qu'ils n'aient plus besoin de faire halte, soit qu'il ne meure plus personne, ce qui est bien plus probable.
Le cimetière de Nuoro, situé à l'orée du quartier de Saint-Pierre et non loin de l'église de la Vierge de la Solitude, est sans doute l'endroit le plus important de Le jour du jugement. Les habitants de Nuoro sont enterrés ici depuis 1868; quelques années auparavant, la mairie avait acheté cette parcelle de terrain, appelée précisément Sa‘e Manca.
Après, lorsque la dernière pelletée a achevé le cérémonial, le mort est mort pour de bon, et il s'en efface jusqu'au souvenir. Il ne reste qu'une croix fichée en terre, et elle n'est plus que l'affaire du défunt. En effet, dans ce cimetière – ce «champs sacré», dit à l'italienne, et c'est mieux dit, – dominé par un rocher qu'on dirait une Parque, pas la moindre chapelle, le moindre monument (ce n'est plus le cas de nos jours, et depuis que la mort a cessé d'exister, il s'est rempli de tombeaux de famille: Sa 'e Manca, comme on l'appelle, celle de Manca, d'après le nom, semble-t-il, de l'ancien propriétaire, cette campagne expropriée est devenue, par-delà la muraille coûteuse et les colonnades absurdes, un prolongement de la ville embourgeoisée).
Satta écrivit son roman à la main, sans véritablement le retravailler, dans deux carnets tout à fait identiques, datant de 1970 et de 1971. Ces pages furent ensuite dactylographiées dans la perspective d'une publication, qui pourtant aura lieu seulement deux ans après la mort de l'écrivain, en 1977; la maison d'édition qui s'en chargea était Cedam, spécialisée dans les livres à caractère juridique, bien connue par le grand chercheur de droit. Cet fut toutefois en 1979, avec la nouvelle publication d'Adelphi, que Le jour du jugement devint un véritable phénomène éditorial, embrassant ainsi son destin de classique du XXe siècle italien et européen.
Le lecteur ayant envie de rechercher les personnages du roman, aura du mal à les retrouver parmi les tombeaux et les chapelles de famille. En effet, les proches de l'écrivain décidèrent de réviser le texte, en modifiant noms et prénoms: ce fut à la fois pour des raisons éthiques et de discrétion. Dans le manuscrit tous les noms des personnages correspondent à ceux de gens qui avaient réellement vécu à Nuoro dans les années autour de la Première Guerre Mondiale – la période où le roman se déroule. C'est pourquoi la famille Sanna Carboni, célébrée dès la première édition Adelphi, est en vérité la famille Satta Carroni, celle de l’auteur. Un autre exemple est celui de la famille Bellisai, que la fiction littéraire a transformé en « Gallisai » ; il se peut que cette dernière n'ait pas apprécie pas le récit de Satta concernant les vicissitudes du Maître Don Ricciotti. Le même lecteur ayant envie de tout découvrir (ou presque) à propos des différences entre le manuscrit et les versions imprimées du roman, aura besoin des tomes sous la direction de Giuseppe Marci (L'autografo de Il giorno del giudizio, publié par Cuec) et d'Aldo Maria Morace (Il giorno del giudizio, publié par Il Maestrale). C'est dans ce deuxième ouvrage que l'on retrouve en partie les noms originairement indiqués. Mais on peut aussi remonter directement à la racine: dans le site du FASS (Fondo Autografi Scrittori Sardi, auprès de l’Université de Sassari) il est possible d'observer le manuscrit et même de le lire intégralement, grâce à des numérisations de haute qualité.
Pour terminer notre promenade guidée par Le jour du jugement, voici d'autres pages au sujet du cimetière de Sa ‘e Manca:
Ce matin, de bonne heure, en rasant les murs afin de ne pas être vu et de ne pas voir, je suis allé visiter le cimetière de Nuoro. Je suis descendu à Montelongu, là où jadis Nuoro commençait et finissait, tout à l'orée de Saint-Pierre, et j'ai pris par le petites rues de mon enfance infiniment lointaine. Du passé, il reste encore des traces, quels qu'aient été les bouleversements effectués par l'administration nouvelle, dans les petites maisons basses, les vestiges poussiéreux des pergolas, les patios déchus. On a donné des noms aux rues : gravés en bleu sur des plaques de céramique blanche et entourés d'un filet également bleu, des noms de gloires obscures, et il se peut bien que Chanoine Fele ait fourré son nez là-dedans. Je suis certain que Don Priamo eût désapprouvé la chose. « Quel besoin de ces plaques », avait dit-il au Conseil, mémorablement, « du moment que tout le monde sait où il va?»
Comme sur un négatif que l'on développe, des visages anciens reparaissent parmi ceux que je vois autour de moi : des gens qui ont disparu de la terre et du souvenir, qui se sont dissous dans le néant, et qui, subitement se reproduisent sans s'en douter dans la suite des générations, dans quelque éternité de l'espèce dont on ne comprends pas si elle est le triomphe de la vie ou le triomphe de la mort. J'ai l'impression de me trouver déjà dans le cimetière vers lequel je me dirige, un cimetière de vivants, certes : mais n'est-ce pas les vivants que je viens chercher à Sa 'e Manca, dans la nécropole dominée par le rocher tout pareil à une Parque?
Je quitte la place, je quitte ces rues nouvelles que je ne reconnais plus, je quitte les dernières maisonnettes qui se penchent avec indifférence sur le cimetière (et c'est bien la première fois que je crois pénétrer la signification obscure du pomerium), et me voilà enfin face à l'endroit qui est l'objet, ou le motif, de mon voyage.
Autour de ton blanc enclos, un péquenaud
Gouverne sa charrue, ô ma jolie.
Pure, du haut de ses ciels de jacinthe,
La voix d'une alouette l'accompagne.
Pourquoi, du fond de ma mémoire, ces vers anciens me reviennent-ils? C'est comme si, à mes yeux, la première aube du monde se recomposait. Ces murs coûteux qui ont remplacé et fait une seule bouchée du cimetière d'autrefois, le rendant trop grand pour les vivants et pour les morts, ils disparaissent (que dirait donc Don Priamo si jamais il se réveillait là dedans?), et le péquenaud met à nouveau la main à sa charrue: l’œuvre de vie qui creuse la terre, dans l'enceinte, se marie à l'ouvrage de Milieddu, le fossoyeur de tous les Nuorais, qui était, elle aussi, œuvre de vie; et c'est pour tout le monde que l'alouette chante, suspendue à mi-chemin du ciel. C'est un court instant de poésie, il s'en produit parfois, et mon appréhension secrète s'efface devant l'allégresse qui m'envahit. Je m'approche de la grille qu'on a mise à la place du portail tout vermoulu et je m'apprête à chercher Milieddu, sans m'aviser qu'il devrait, aujourd'hui, avoir dépassé les cent ans.
(…) Il était gentil, et on dirait qu'il demandait pardon à tous les morts d'avoir à les ensevelir: n'empêche qu'il le faisait, sans se soucier de leur condition, riche ou pauvre, Fileddu ou Don Sebastiano. Cela ne lui procurait ni haine ni amour, mais faisait de lui le propriétaire de tous ces défunts. C'était comme si tout un chacun disposait d'un autre soi-même, étant à la fois lui et Milieddu: dans la conversation, si l'interlocuteur demandait à l'autre s'il était vraiment assuré du propos qu'il tenait, il s'attirait la réponse suivante: «Sûr on n'est que de finir entre les mains de Milieddu.» Finalement, à Nuoro la mort portait un nom.
Je franchis la grille. Il y a là deux gaillards, dans une uniforme de corbeaux, marinant dans leur fainéantise, tels les soldats d'un corps de garde. Je me demande comment s'est débrouillé Milieddu pour s'enterrer de ses propres mains. Les deux sentinelles me jettent un coup d'œil indifférent. Le cimetière s'est dilaté, il s'étend maintenant jusqu'aux premières pentes de la Montagne, et rappelle ces expositions de statuettes en plâtre ou en terre cuite que l'on voit à l'orée des villes. Je prends par ces allées maniérées, pleines de noms qui ne me disent rien, et je me vois presque saisi par l'affreuse angoisse du néant, comme lorsqu'on traverse une place ou on rôde dans une maison déserte: j'aperçois enfin, au bout d'une avenue de cyprès poudreux, une église de ciment, semblable à celle du Rosaire. Je m'avise aussitôt qu'on l'a construite pour remplacer la petite chapelle toute ébréchée, où les paisibles évêques de Nuoro gisaient, bien alignés, dans l'attente d'une résurrection absolument certaine.
C'est ici le lieu. Voici les deux angelots de marbre, penchés tristement l'un vers l'autre, et pleurant à jamais les morts orgueilleux de la famille Mannu; voici la dalle mortuaire de Boelle Zicheri, le pharmacien qui, par la haine qu'il portait à tous les siens, avait tout laissé à l'hôpital; voici la tombe de Don Gaetano Pilleri, prolongeant sa propre haine à l'égard du clergé par l'absence de toute croix; voici les premières sépultures des familles pastorales, avec les sobriquets mués en patronymes et leurs fiers portraits dans leurs costumes sur des plaques ovales en émail; voici la stèle brisée d'un jeune homme (on y lit: «tu pleures et moi, je dors au loin dans ce sol sacré») qui angoissait mes nuits; voici encore l'enclos en fer, modeste, où demeure Maître Manca, désormais dans l'impossibilité de redevenir Pedduzza (ou Petit Caillou) et de retourner à la taverne où, un jour, il avait glissé sous sa table, foudroyé par le dernier verre de vin de sa vie...
Je pourrais d'ici, dans un rayon de cent mètres, marquer le limites de ces murs antiques et humides: il suffit de suivre tout ce que le temps a noirci, défait, oublié, tout ce qui est mort pour la deuxième fois. Au-delà de ces pauvres tombeaux, un autre bout de terre s'étend, court et infini, avec quelques vestiges de croix de traviole, des crucifix renversés, comme s'ils avaient achevé leur fonction. Je me demande s'il est encore le moindre espoir dans ces sépultures où les morts restent esseulés, sous ce sol où les ossements d'innombrables générations s'entassent et se confondent, devenus eux-mêmes sol. Dans ce coin ultime du monde, par tous ignoré sauf moi, je sens bien que la paix des morts n'existe pas, qu'ils sont libérés de tous problèmes un seul excepté: le fait d'avoir été en vie. Les nécropoles étrusques sont habitées par la rumination des bœufs, les tombeaux les plus vastes transformés en bergeries: on pose sur les petits lits de pierre les marmites et les faisselles, humbles accessoires de la vie pastorale. Personne ne se souvient plus que ce sont là des tombeaux, même pas le touriste frivole qui gravit le sentier creusé dans le rocher et se risque dans l'obscurité profonde, où sa voix retentit. Pourtant ils sont bien là: depuis deux ou trois mille ans, car la vie ne peut pas vaincre la mort, pas plus que la mort ne peut vaincre la vie. La résurrection de la chair commence le jour même où l'on meurt: ce n'est pas un espoir, ce n'est pas une promesse, ce n'est pas une condamnation. Pietro Catte, l'homme qui s'était pendu à un arbre la nuit de Noël dans les champs de Biscollai, se figurait qu'il allait pouvoir mourir: et maintenant il est là lui aussi (les curés l'ont fait passer pour dément, afin de pouvoir l'enterrer dans ce sol sacré) avec Don Pasqualino et Fileddu, avec Don Sebastiano et Ziu Poddanzu, avec Chanoine Fele et Maître Ferdinando, avec les paysans de Seuna et les bergers de Saint-Pierre, avec les prêtres, les voleurs, les saints, les oisifs du Corso: tout un enchevêtrement inextricable, ici, sous ce terre.
Ainsi que dans une de ces processions absurdes du Paradis de Dante, les hommes de ma gent défilent, dans des théories interminables, mais sans chœurs, ni candélabres. Il s'adressent tous à moi, ils cherchent à déposer entre mes mains le fardeau de leur vite, l'histoire sans histoire de l'existence qui a été la leur. Des mots de prière ou d'ire sifflent dans le vent parmi les buissons de thym. Une couronne de fer se balance sur une croix défaite. Et il se peut qu'au moment même où je pense à leur vie, du fait même que j'écris leur vie, ils me voient sous l'aspect d'un dieu dérisoire, qui les rallie tous et les rassemble au jour du jugement, afin de les libérer à jamais de leur mémoire.